07/11/15 – Dernier jour d’atelier

Nous avons fait silence.

Nous regardons les bulles éclater à la surface. Il y a quelques grosses bulles et puis des milliers de toutes petites bulles qui forment une mousse blanche et qui crépitent en atteignant la surface. Nous regardons la mousse des toutes petites bulles qui grésille et les quelques grosses bulles qui restent entières une seconde ou deux avant d’éclater. Nous nous taisons. Nous écoutons nos bulles éclater une à une. Nous pouvons imaginer leur trajet depuis le fond jusqu’à la surface. Nous avons conscience de l’itinéraire tortueux de chacune de ces bulles, nous savons qu’il a fallu explorer des archives, remuer des récits, brasser des souvenirs pour les déloger. Nous avons dû aller les chercher. Nous savons que le spectacle de ces bulles qui éclatent est précieux, que c’est vers ce spectacle que nous tendons depuis le début de l’atelier. Nous nous taisons pour entendre chaque texte, pour écouter comment chacun a réussi à rendre accessible des choses enfouies en ré-inventant une histoire entendue, en ré-écrivant un souvenir, en décalant une image ou en y apposant un filtre différent.

Nos textes sont des bulles qui éclatent à la surface de nos voix lorsque nous lisons.

*

Nous retenons notre souffle.

Les lapins sautillent. Leur poil est très blanc, presque trop blanc. Leurs oreilles sont immenses. Ils les remuent doucement dans la lumière des projecteurs, au milieu des paillettes. Ils sont presque irréels ces lapins. Nous retenons notre souffle parce que nous y croyons, parce que nous sommes éberlués, parce que nous sommes ravis de voir des lapins blancs apparaître en nuée bondissante. Nous regardons les lapins cabrioler en bougeant leurs moustaches, en faisant frétiller leurs petites queues, en remuant leurs museaux légèrement roses. C’est le même rose que l’on peut apercevoir furtivement sous leurs pattes lorsqu’ils sautent très haut. Nous fixons les lapins blancs qui émergent du noir d’un chapeau haut de forme, les lapins blancs qui ont l’air de tomber d’une baguette blanche au bout d’une main gantée de rouge. Nous sommes émerveillés, jusque-là nous ne savions pas si le tour allait marcher, si les lapins bondiraient ou si le chapeau noir resterait vide. Nous aimerions applaudir mais nous retenons notre souffle, nous attendons que tous les lapins soient sortis du chapeau noir. Alors, et alors seulement, lorsqu’ils seront tous là, très blancs, remuant les oreilles, sautant ça et là, lorsque tous nos lapins blancs avec le dessous des pattes roses seront là, alors, nous applaudirons.

Nos textes sont des lapins blancs que nous avons réussi à faire jaillir de nos chapeaux.

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Nous écarquillons les yeux.

Les fleurs qui grossissent et s’ouvrent peu à peu sont d’un rouge vif avec de petites touches de orange et de bordeaux. On dirait qu’elles ont été peintes avec un pinceau très délicat, très fin. Les fleurs surgissent en épis le long de la tige très verte. Elles se déplient sous nos yeux. Nous passons notre journée à les regarder changer de forme. Des oiseaux minuscules viennent picorer le cœur des fleurs rouges. Ils s’en délectent. Les fleurs ont mis quelques jours à prendre forme, nous les avons vues apparaître en boutons verts à bout rouge puis grossir jusqu’à atteindre la taille d’une petite banane. Elles se sont déployées enfin et elles ont pris la même forme que les oiseaux qui viennent s’y poser. Elles ont un bec long et fin, au bout d’un corps dodu. Nous écarquillons les yeux parce que l’illusion est saisissante. Nous nous demandons si ce sont les fleurs qui ressemblent aux oiseaux ou si ce sont les oiseaux qui imitent les fleurs. Nous ne cherchons pas vraiment à avoir la réponse à cette question, nous nous laissons captiver par les couleurs qui se répondent.

Nos textes sont des fleurs qui ont pris leur temps pour atteindre la forme délicate d’oiseaux de paradis.

Louise Mutabazi

Olivia

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Olivia s’est présentée au groupe des participants avec quelques uns de ses livres, qu’elle avait apportés pour les donner au centre Iriba. Elle nous a fait entrer dans le travail d’atelier avec un ensemble de questions sur la création, la littérature et l’usage des documents.

Pour Olivia, on peut commencer à écrire à partir de soi-même, mais de soi à soi on peut aussi s’épuiser. Alors comment l’archive nous permet-elle de renouveler notre rapport à nous-même, d’éviter l’épuisement, de continuer le travail ?

Comment la littérature nous permet-elle de rétablir la complexité réelle de notre identité, de contester les discours extérieurs plaqués sur nous, de ne pas les laisser nous assigner à un statut ?

Quelle est la différence entre transcrire une parole et faire littérature depuis une parole donnée ? La littérature n’a-t-elle pas, aussi, son rôle à jouer dans la transmission et la compréhension de l’Histoire et du document, mais avec cet avantage qu’elle n’offre pas de réponse ?

Faire une hypothèse, c’est un geste dont l’écrivain prend la pleine responsabilité, alors qu’ il n’a rien à prouver avant de pouvoir écrire.

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L’atelier nous a permis de voir Olivia mettre en place un cadre collectif bienveillant, où tout texte serait considéré comme une fiction du moment qu’il aurait été l’objet d’un travail de pensée, de repensée, de composition dans la langue. Nous avons pu éprouver grâce à elle  à quel point nos représentations habituelles, si elles nous protègent et nous équilibrent dans le quotidien, nous limitent dans l’écriture.

Nous avons essayé de partir à la recherche des raisons pour lesquelles telle ou telle histoire, qui n’est pas la nôtre, nous importe autant et plus que si elle était la nôtre. Alors nous avons pu nous tenir éveillés, abandonnés, réceptifs à ce qui allait arriver à notre vision de l’archive. Nous avons tâché d’être attentifs à nos réactions face à ce qu’on voyait, c’est à dire face à ce qui, dans tel ou tel document, nous semblait manquer. Cette chose-là, singulière, absente de la vision commune du document, était celle qui nous appartenait.

Et quand il est arrivé que cette recherche de l’invisible dans les documents donne lieu, de la part des uns ou des autres, à des textes qui pouvaient déplaire à quelqu’un, malmener certaines sensibilités ou nous rappeler les distances qui nous séparaient, nous avons vu Olivia parvenir à en faire une lecture qui nous rassemble encore.

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Les ateliers de la mémoire nous ont également donné l’occasion de manger des pâtes avec Olivia, de lui emprunter du produit antimoustique et de passer du temps avec elle en maillot de bain.

AD

Soko

Soko

Soko rit tellement qu’elle pleure quand elle rit et, quand elle danse, de sa petite main elle a l’air de planter une graine qui pousse puis qui graine puis qui meurt puis qui pousse puis qui graine, et pour comprendre son mouvement on peut lui tourner autour et autour.

Quand il y a un moment d’émotion dans l’atelier, elle met une très belle robe pour nous aider à traverser. En général, toujours et partout elle s’habille tellement bien qu’on comprend que c’est un cadeau pour nous écrivains, hommes, femmes, enfants, lézards, belettes, petits lapins. C’est comme ça.
Soko est son nom et aurait-elle été Soko si son nom n’avait pas été Soko. On y songe souvent et puis on y songe encore.

A une époque, elle a eu un penchant particulier pour les radis rouges et, quand elle allait à un endroit où il lui serait difficile de s’en procurer, elle en achetait à l’avance ; donc elle se promenait, comme ça, dans Paris, toujours très belle, avec son sac, son ordinateur et ses trois bottes de radis rouges, et personne n’aurait pu le lui reprocher, le pouvait-on.

Soko, quand c’est Noël, bien qu’ici au Rwanda on ne soit qu’en novembre mais on a bien le droit de parler de Noël, bon, de toute manière quand c’est Noël Soko prend exprès les files d’attentes les plus longues dans les grands magasins, pour regarder le plus de fois possible les gestes de ceux qui font les paquets cadeau. Ce sont des informations très secrètes que nous vous livrons là mais qui permettent de comprendre mieux que Soko est Soko, que Soko est son nom de toute façon et que, justement, que peut-on bien y faire.

Soko, ici, est là pour nous accompagner, nous faire connaitre mieux l’histoire et faire le lien, car le lien ne fait pas ce que n’importe qui lui dit de faire et pour faire le lien il faut Soko. Le lien ignore comment il se fait mais Soko sait et nous savons, oh oui elle et nous savons.

AD

Imigongo

gondo

Gondo : Comment, lorsqu’on est obligé d’écouter un professeur, on décore en secret, du bout de la langue, la muqueuse de son palais. L’immense cercle banc du gouffre enneigé, les ondes concentriques du téléphone portable et au milieu, en noir, un tout petit point rond : le professeur. Et comment notre ennui trouvera toujours, désormais, le moyen de prendre cette forme-là. Agglutiné aux limites du champ de vision un immense cercle blanc, puis l’un après l’autre, de plus en plus petits, des cercles blancs et noirs, jusqu’au fond où l’on pose, en noir et rond : le professeur.

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Ishobe : Comment, lorsqu’on est traqué, on trace en soi-même, au fil de la course, à l’aplomb les trajectoires possibles du poursuivant, en oblique toutes nos possibles esquives et, définis par leurs intersections régulières, des chaînes de losanges noirs ; être attrapé. Et comment notre terreur prendra toujours, désormais, cette forme-là : les lignes verticales par lesquelles ça arrive, les diagonales le long desquelles on y échappe encore et, assemblés entre eux par la pointe, les losanges noirs : attrapé.

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Isoonga : Quel que soit l’évènement, le traduire par un petit coup du bout de la langue sur le palais. Après la fin de la vie, grand journal intime à l’intérieur de la bouche. Pourvu qu’on ne le lise pas ! J’ai mes petits secrets.

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Ubusoonga : Quoi qu’il arrive c’est un petit triangle blanc qui s’accroche aux autres. Quelle satisfaction !

Ah Mais Lit Du Rang

Variations à partir du souvenir d’un autre

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Souvenir de James Rwasa : La route qui m’amène chez moi

Je connaissais la route qui m’amène chez moi.

Je n’avais pas fait l’école maternelle. Mon premier jour à l’école était tellement long que je n’ai pas pu me retenir, la cloche a sonné, les enfants on commencé à jouer c’était la récréation, je suis sorti de ma classe et j’ai pris la direction de chez moi.

Variation 1

J’ai du mal à comprendre l’emploi du temps. C’est ma première journée à l’école. Ma tante m’a accompagnée ce matin, j’ai dit bonjour à la directrice, j’ai dit bonjour aux autres enfants. C’est ma première journée à l’école. Nous entrons dans une salle. Je m’assieds avec les autres enfants, j’essaye de faire comme eux. A un moment, tous se lèvent en faisant beaucoup de bruit. Je me lève aussi, je veux faire du bruit alors je fais racler les pieds de ma chaise sur le sol, je tape des pieds, j’ai tape des mains. Les autres enfants me regardent bizarrement, comme si mon comportement était vraiment étrange. Ils sortent de la classe en se poussant du coude et ils s’éparpillent de tous côtés en riant. Certains se mettent à jouer au ballon. Je voudrais faire comme eux mais je ne cours pas assez vite. Je crois que je suis trop petite pour ce genre de leçon. D’autres s’amusent à dessiner des formes dans le sable de la cour avec un bâton. Je m’approche mais je ne comprends pas bien les règles de ce jeu ni pourquoi ils crient CONGO ou bien TANZANIE. Ceux qui jouent ne font vraiment pas attention à moi. C’est ma première journée à l’école et je me dis que je n’ai peut-être pas compris comment ça fonctionne l’école. Alors, comme je vois que personne ne fait attention à moi, ni la directrice, ni les autres enfants, je pense que pour moi les leçons sont terminées et que je peux rentrer à la maison. Je ramasse mon petit sac et je m’en vais.

Louise Mutabazi

Variation 2

Le premier jour de l’école, ma mère me réveille et m’accompagne jusqu’au portail. Dans la cour on nous met en rang et on nous parle, puis on doit suivre dans une classe un instituteur et lui aussi nous parle. Par conséquent, je rentre chez moi.
Quand elle me voit arriver, ma mère me demande pourquoi je suis là. Je lui réponds qu’à l’école je ne savais pas quoi faire, et que donc je suis rentrée.

Amélie Durand

La glougloute et le zonzon

Il était une fois, il y a très longtemps, un homme borgne et boiteux qui régnait sur un pays où absolument tout était froid. Ibihugu biragwira …  Quelques années auparavant, lorsqu’il était devenu roi, il avait eu si peur de n’être plus roi un jour qu’il avait fait briser toutes les pendules du royaume. Nyumvira ubwo bwenge ye ! C’est ainsi que le temps s’était arrêté et que l’air, l’eau, les métaux, le bois même et toutes les pierres étaient devenus froids.

Le roi borgne-boiteux était donc tranquille quant à sa couronne, mais, le sang de tous ses sujets et le sien étant également devenus froids, il devait porter sur lui des couches et des couches de lainages et d’énormes mitaines de castor ; et même ainsi, il grelottait du soir au matin.

Par un étrange phénomène, la seule personne du royaume dont le sang ne fût pas figé dans les veines était sa nièce, une orpheline dont il était le protecteur. Plusieurs fois par jour, les lèvres toutes bleues, il venait donc vers elle avec une feinte décontraction et lui demandait de poser sa chaude main sur sa nuque ou sur son cœur. L’orpheline, qui n’avait personne d’autre au monde, trouvait que son oncle était très gentil et que c’était ainsi qu’il convenait de se comporter avec sa famille. Bati mba ndoga Rukimirana, uwo mwami yari uw’imitwe.

Quand elle fut en âge de se marier, son oncle eut très peur que des prétendants vinssent lui demander sa main, car c’était la seule main chaude du royaume. Il envoya donc aux quatre coins du pays des trompettes qui étaient chargées de faire connaître le message suivant : « Quiconque demandera sa main à la charmante nièce du roi sera pourfendu de la glougloute au zonzon ». Ariko, tuvugishije ukuri, uyu mwami agomba kuba yari yarapancutse kabisa ! Nawe se, agize gutya agufatiye amasaha yose, shwa ! Aramenaguye ; umva noneho azanye ibintu byo gushaka gutabura abantu kuva ku mudigi kugera ku kabongosho.

Aussi, pour diminuer autant que possible le charme de sa nièce, il lui fit jeter un sort par sa sorcière personnelle, afin que désormais elle ne pût plus dire qu’une seule et même phrase. La sorcière personnelle du roi possédait deux variantes pour ce sort : soit l’ensorcelé ne pouvait plus dire que « Oui, je le veux », soit il ne pouvait plus dire que « Que la chance soit avec lui ! ». Comme il avait terriblement peur que quelqu’un vînt demander à sa nièce sa main, le roi interdit formellement le premier sort et paya trois écus pour qu’on lui jetât le second. Dorénavant, quoiqu’elle voulût dire, la princesse disait : « Que la chance soit avec lui ! ».

Il y avait dans le royaume un chevalier à la retraite et féru de littérature, qui n’aimait pas spécialement les femmes, ikigoryi gusa, mais se demandait, par pure curiosité, ce que c’était qu’une glougloute et ce que c’était qu’un zonzon. Depuis qu’il avait entendu l’annonce des trompettes il était sans repos, car il avait compulsé tous les dictionnaires de son immense bibliothèque sans pouvoir apprendre enfin ce que c’était qu’une glougloute et ce que c’était qu’un zonzon. De plus en plus déprimé, il passait donc toutes ses soirées dans les bistrots et demandait aux autres ivrognes, avec insistance et conviction, ce que c’était à leur avis qu’une glougloute et ce que c’était à leur avis qu’un zonzon. Yari abonye abo abaza.

Il finit, à force, par se faire la réputation d’un homme qui avait bien envie d’aller demander sa main à la princesse mais qui avait un petit peu peur de se faire pourfendre de la glougloute au zonzon et se tenait, dans le doute, sur la réserve, ne sachant ni ce que c’était qu’une glougloute ni ce que c’était qu’un zonzon.

Un soir, au comptoir, cette rumeur vint aux oreilles du chevalier. Blessé, il finit par se présenter bêtement au château, aux alentours de trois heures du matin, la tête haute mais le pas chancelant, pour faire taire les racontars en prouvant qu’il n’avait pas peur du tout de demander sa main à la princesse et de se faire, à cette occasion, pourfendre de la glougloute au zonzon, puisqu’il savait parfaitement, de toute façon, ce que c’était qu’une glougloute et ce que c’était qu’un zonzon. Abantu bazi no kwikoraho.
La princesse lui ouvrit.

– Princesse ! ânnona le chevalier. Me donneriez-vous votre main ?
– Que la chance soit avec lui ! , répondit la princesse.

Alors la garde du roi assaillit le chevalier et le pourfendit de la glougloute au zonzon. Awa ! Ni icyo cyamushobora.

Léon Athanase Mandali, A.D.